Face aux images incroyables qui nous parviennent non seulement de Kiev,
mais aussi de beaucoup d’autres villes en Ukraine (voir par exemple ici, ici, ici, ici, ici, ici et ici),
on pourrait penser qu’il s’agit d’un chaos total et absolu et que
personne ne contrôle la situation. Mais c’est là une impression très
inexacte et je pense que le moment est venu de considérer de près les
acteurs de ce conflit et ce qu’ils veulent vraiment. Alors seulement
serons-nous en mesure de comprendre ce qui se passe, qui tire les
ficelles derrière le rideau et comment la situation peut évoluer.
Penchons-nous donc sur les différents acteurs de ce conflit, l’un après
l’autre.
Le peuple ukrainien mécontent
Il ne fait
absolument aucun doute qu’une grande partie de la population ukrainienne
est profondément insatisfaite vis-à-vis du régime au pouvoir, de
Ianoukovitch lui-même et de ce qui se passe en Ukraine depuis de
nombreuses années. Comme je l’ai écrit plusieurs fois auparavant,
l’Ukraine est essentiellement entre les mains de divers oligarques, tout comme la Russie dans les années 1990,
mais en pire. La grande majorité des hommes politiques ukrainiens sont à
vendre au plus offrant : cela est valable pour les membres du
Parlement, pour l’administration présidentielle, pour les gouverneurs
régionaux, pour les membres du gouvernement et, bien sûr, pour
Ianoukovitch lui-même. De manière collective, ces oligarques possèdent
également les médias, les tribunaux, la police, les banques et tout le
reste. La conséquence directe de tout cela est que l’économie
ukrainienne est à la dérive depuis des années et qu’elle est maintenant à
peu près en ruines.
Par conséquent, personne ne devrait être
surpris du fait que la plupart des Ukrainiens sont mécontents et qu’ils
souhaitent de la prospérité, de la sécurité, le règne de la loi, des
opportunités économiques, des moyens de développement personnel, social,
professionnel et spirituel. Fondamentalement, ils aspirent à la même
chose que tout être humain : des conditions de vie décentes. Certains
d’entre eux voient l’Union européenne comme le meilleur espoir pour
atteindre cet objectif, et d’autres considèrent la participation à une
union économique avec la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan comme
une bien meilleure option. Les proportions exactes ne sont pas vraiment
importantes, pour une raison simple et largement ignorée : les citoyens ukrainiens ne comptent pas du tout dans ce conflit, ce ne sont que des pions utilisés par toutes les parties.
Les principaux politiciens ukrainiens
En théorie, Ianoukovitch, Timochenko, Klitschko et Iatseniouk
veulent chacun des choses très différentes, mais en réalité ils ont
tous exactement le même objectif : faire plaisir à leurs marionnettistes
tout en faisant carrière dans la politique. Le cas de Tyagnibok
pourrait être quelque peu différent. Il a des chances très réelles de
devenir une figure très puissante en Ukraine occidentale. Il est assez
intelligent pour se rendre compte que ni les Etats-Unis ni l’Union
européenne ne veulent vraiment de lui, mais il commande une force
beaucoup plus puissante (à la fois politiquement et en termes de force
brute) que n’importe quel autre homme politique ukrainien. Quoiqu’il en
soit, les dirigeants de l’opposition ou les politiciens pro-régime sont
tous des marionnettes dans les mains de forces beaucoup plus puissantes,
et même si Tyagnibok faisait exception à cette règle, il n’aurait tout
de même pas grande importance car ses véritables ambitions sont locales,
limitées à l’Ukraine occidentale.
Après avoir examiné rapidement les figures locales, tournons-nous maintenant vers les gens qui importent véritablement :
Les oligarques ukrainiens
La
plupart d’entre eux estiment que tant que l’Ukraine maintiendra une
position anti-russe, l’Union européenne leur permettra de faire tout ce
qu’ils veulent à l’intérieur de l’Ukraine. Ils ont raison. Pour eux, la
signature d’un accord – autrement sans conséquence – avec l’UE est
essentiellement une manière d’accepter le deal suivant : ils deviennent
les fidèles serviteurs de leurs seigneurs européens, en échange de quoi
lesdits seigneurs les laisseront continuer à piller l’Ukraine autant
qu’ils le souhaitent.
Il y a un plus petit groupe d’oligarques qui
a plus à perdre qu’à gagner si les relations russo-ukrainiennes
s’aigrissent et si la Russie impose des barrières au commerce avec
l’Ukraine (ce que la Russie devra faire si l’Ukraine signe un accord de
libre-échange avec l’UE). Ces oligarques estiment qu’il y a plus
d’argent à se faire avec la Russie qu’avec l’Union européenne, et ce
sont ceux-là qui ont convaincu Ianoukovitch de faire son « zag » décisif
en tournant le dos à l’UE au profit de la Russie. Il y a donc une
scission à l’intérieur de l’oligarchie ukrainienne, dont les
représentants se trouvent des deux côtés du conflit actuel.
L’Union européenne
L’UE
est prise dans une profonde crise systémique, économique, sociale et
politique, et elle est absolument au désespoir de trouver de nouvelles
opportunités pour se sauver de son lent écroulement. Pour l’UE,
l’Ukraine est d’abord et avant tout un marché auquel vendre ses biens et
ses services. L’Ukraine est aussi un moyen de donner à l’UE l’apparence
d’une entité plus grande, plus puissante, plus pertinente. Certains
estiment que l’Ukraine peut aussi fournir de la main-d’œuvre bon marché à
l’UE, mais je ne crois pas que ce soit une considération importante
pour les raisons suivantes : l’UE a déjà beaucoup trop d’immigrants, et
il y a déjà eu un flux régulier d’Ukrainiens (et de Baltes) qui ont
quitté leur pays pour une vie meilleure en Occident. Par conséquent, ce
que l’UE veut vraiment, c’est un moyen de bénéficier de l’Ukraine, mais
sans subir trop de conséquences négatives de tout accord qui serait
signé. D’où les 1500 pages du projet d’accord avec l’UE.
Les États-Unis
Les
objectifs des Etats-Unis en Ukraine sont complètement différentes des
objectifs de l’UE, d’où les tensions très réelles entre leurs diplomates
si bien exprimées par le « que l’UE aille se faire f*** ! » de Madame Nuland. En outre, et contrairement à l’UE qui est en faillite, les Etats-Unis ont dépensé plus de 5 000 000 000 de dollars pour atteindre leurs objectifs en Ukraine. Mais quels sont donc vraiment ces objectifs ?
C’est là que ça devient vraiment intéressant.
Tout d’abord, nous devons revenir à la déclaration cruciale faite par Hillary Clinton début décembre 2012 :
« Il
y a une volonté de re-soviétiser la région. (…) Cette tendance ne va
pas être appelée comme ça. Elle sera appelée ‘Union douanière’, ‘Union
eurasienne’ ou quelque chose comme ça (...) Mais ne faisons aucune
erreur à ce sujet. Nous savons quel en est l’objectif et nous essayons
de trouver des moyens efficaces pour la ralentir ou l’empêcher. »
Il
est ici absolument hors de propos de débattre pour savoir si Hillary
avait tort ou raison dans son interprétation de ce que l’Union
eurasienne est censée devenir : ce qui importe, c’est ce qu’elle croit
et ce que ses maîtres politiquent croient, et ils croient vraiment que
Poutine veut recréer l’Union soviétique. Peu importe à quel point une
telle idée est stupide, mais nous devons toujours garder à l’esprit que
c’est ce que les gens comme Hillary croient sincèrement.
Ensuite, nous devons nous rappeler une autre déclaration cruciale, faite cette fois par Zbigniew Brzezinski [1], qui a écrit :
« Sans
l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire, tandis qu’avec l’Ukraine –
achetée en premier lieu et subjuguée ensuite – elle se transforme
automatiquement en empire... » Selon lui, le nouvel ordre mondial sous
l’hégémonie des Etats-Unis est créé contre la Russie et sur les
fragments de la Russie. L’Ukraine est l’avant-poste de l’Ouest pour
empêcher la reconstitution de l’Union soviétique. »
Encore une
fois, il n’est pas du tout important d’établir si Zbig le maléfique a
raison ou tort. Ce qui importe est que Zbig et Hillary nous fournissent
conjointement la clé de la politique américaine actuelle en Ukraine :
empêcher la Russie de devenir une superpuissance. Pour eux, et
contrairement aux Européens, il ne s’agit pas de « s’emparer de
l’Ukraine », mais de « ne pas laisser les Russes obtenir l’Ukraine ».
Et c’est absolument crucial : du point de vue américain, le chaos, la
destruction et même une guerre civile totale en Ukraine États-Unis sont
beaucoup, beaucoup plus souhaitables que toute – et je dis bien toute
– forme d’union économique ou politique entre la Russie et l’Ukraine.
Pour les Américains, c’est un jeu à somme nulle : plus grande est la
perte pour la Russie, plus grande est la victoire de l’Empire
Anglo-Sioniste.
La Russie
Ici, nous devons
changer complètement notre point de vue et réaliser ce qui suit : même
si cela peut sembler contre-intuitif, et indépendamment de l’extrême
proximité entre les langues et les cultures russe et ukrainienne,
indépendamment d’une longue histoire commune, indépendamment du fait que
les Russes et les Ukrainiens ont vaincu l’Allemagne nazie ensemble,
indépendamment du fait que l’Ukraine est un grand pays voisin de la
Russie et indépendamment du fait que les deux pays ont des liens
économiques étroits, la Russie n’a pas besoin de l’Ukraine.
Hillary et Zbig ont, tout simplement, complètement tort. En outre, la
Russie n’a absolument aucune intention de recréer l’Union soviétique ou,
encore moins, de devenir un empire. C’est un non-sens absolu, de la
propagande stupide pour nourrir les masses occidentales, des clichés de
Guerre froide qui sont absolument inapplicables aux réalités actuelles.
En outre, la Russie est déjà une superpuissance, tout à fait capable de défier l’UE et les Etats-Unis ensemble (comme l’exemple de la guerre en Syrie l’a si dramatiquement illustré). En réalité, la
Russie a connu sa croissance la plus spectaculaire précisément à un
moment où l’Ukraine était occupée par la Pologne (14ème-17ème siècles) :
source: wikipedia commons |
La croissance de la Russie par année
Pourquoi
la Russie moderne aurait-elle besoin de l’Ukraine ? L’économie
ukrainienne est en ruines, le pays est en proie à d’immenses tensions
sociales et politiques, et l’Ukraine ne possède pas de ressources
naturelles dont la Russie aurait besoin. Quant à « être une
superpuissance », l’armée de l’Ukraine est une farce, et l’armée russe
n’aurait guère besoin de la soi-disant « profondeur stratégique »
offerte par l’Ukraine : c’est là de la logique militaire des 19e et
20ème siècles, et les guerres modernes sont menées dans la profondeur du
territoire de l’ennemi, avec des armes de frappe à longue portée, et la
Russie est tout à fait capable de fermer l’espace aérien ukrainien sans
avoir la moindre forme d’union économique ou politique avec elle.
Non, ce dont la Russie a besoin d’abord et avant tout est de stabilité et de prospérité en Ukraine.
Non seulement une partie non triviale de l’économie russe a-t-elle des
liens avec l’Ukraine, mais l’effondrement total d’un si grand voisin
affecterait forcément l’économie russe elle aussi (qui, soit dit en
passant, risque fort d’entrer en récessionpour la première fois depuis longtemps).
En outre, des millions de Russes vivent en Ukraine et des millions
d’Ukrainiens vivent en Russie. La plupart des familles russes ont des
liens avec l’Ukraine. Donc la dernière chose que souhaite la Russie est une guerre civile dans laquelle elle serait presque inévitablement attirée.
Même
en Crimée, tout ce dont la Russie a vraiment besoin est un statu quo :
la paix, la prospérité, une bonne infrastructure touristique pour
accueillir les touristes russes, et le droit garanti de maintenir une
base pour la flotte de la mer Noire. Pour cela, la Russie n’a pas besoin
d’occuper ou d’annexer la Crimée. Toutefois, si la péninsule de Crimée
devait être attaquée par les néo-nazis ukrainiens, il ne fait absolument
aucun doute dans mon esprit que la flotte de la mer Noire
interviendrait pour protéger la population locale avec laquelle elle a
de nombreux liens familiaux. Il est important de se rappeler que la
flotte de la mer Noire est infiniment mieux entraînée et équipée
que l’armée ukrainienne et qu’elle comprend une très puissante force
d’infanterie de marine (une brigade et un bataillon, ce dernier
spécialisé dans les opérations anti-terroristes). Etre capable de battre
et brûler des policiers anti-émeute est une chose, mais faire face à
des forces d’élite bien entraînées, armées jusqu’aux dents et aguerries
(Tchétchénie, Géorgie), disposant du matériel militaire le plus moderne
et le plus développé est une toute autre chose.
Quant à la
perspective stratégique globale, la Russie voit son avenir dans le Nord
et dans l’Est, pas du tout dans son Sud-Ouest. L’Arctique,
la Sibérie, l’Extrême-Orient, la Chine et le Pacifique, voilà les
directions vers lesquelles les stratèges russes portent leurs regards
pour l’avenir de la Russie, et certes pas l’Union européenne mourante et
en décomposition ou les terres ruinées et instables de l’Ukraine !
Que va-t-il probablement se passer ?
Je
pense que l’Union européenne a très peu de chances d’atteindre ses
objectifs en Ukraine pour une raison très simple : les nationalistes
ukrainiens et la soi-disant « opposition » (c’est-à-dire l’insurrection
armée) sont tous achetés et payés par les Etats-Unis. Les bureaucrates
de l’UE peuvent continuer à visiter l’Ukraine et à faire des
déclarations tonitruantes, mais ils n’ont pas vraiment d’importance.
C’est donc véritablement les Etats-Unis contre la Russie, et ici je dois
dire que les objectifs des États-Unis sont beaucoup plus faciles à
réaliser que ceux de la Russie : tout ce dont les Etats-Unis ont
besoin est de chaos, quelque chose de facile à réaliser et qui se
finance à relativement peu de frais, alors que la Russie a besoin de
stabilité et de prospérité et que cela, à tout le moins, implique de
fournir des moyens de réanimation cardiaque à
l’économie ukrainienne qui est complètement en ruines et que des
réformes vitales soient mises en œuvre. Ce dernier point ne
peut probablement pas se faire sans briser les reins des oligarques
ukrainiens. La Russie a-t-elle les moyens d’y parvenir ? J’en doute
fortement. Pas avec ses signes actuels de problèmes économiques
prochains et pas avec un clown veule et corrompu comme Ianoukovitch au
pouvoir. Que faire alors ?
Eh bien, si le sauvetage de l’Ukraine
n’est pas une option, alors protéger la Russie du chaos et de la
destruction inévitables de l’Ukraine est la seule option qui reste.
Cela, et s’assurer à tout prix que la Crimée est en sécurité. La Russie
pourrait, par exemple, fournir une aide directe à l’Ukraine orientale,
en particulier à des régions comme Kharkov qui sont régies par des gens
compétents et déterminés. Au-delà de telles mesures, la seule option qui
reste pour la Russie est de se mettre à l’abri et d’attendre ou bien
qu’une force viable prenne le pouvoir à Kiev, ou bien que l’Ukraine se
disloque.
Et qu’en est-il du peuple ukrainien ?
Je
pense que ma position sur cette question est claire dans ce qui
précède. L’UE a besoin d’eux comme esclaves, les Etats-Unis ont besoin
d’eux comme pions, et le seul parti qui a besoin qu’ils vivent dans la
prospérité est la Russie. C’est tout simplement un fait de géostratégie.
Si les Ukrainiens sont trop stupides et trop aveuglés par leur
nationalisme enragé pour comprendre cela, alors qu’ils paient le prix de
leur folie. S’ils sont assez intelligents pour s’en rendre compte,
qu’ils trouvent le courage d’agir en conséquence et de permettre à la
Russie de les aider. Sinon, alors, à tout le moins, je leur
conseillerais d’arrêter d’halluciner et de ne pas s’imaginer une sorte
d’intervention des Spetsnaz
(forces spéciales russes) qui envahiraient et occuperaient l’ « Ukraine
indépendante ». Moscou a de meilleures choses à faire et est déjà
occupée ailleurs.
Par Le Saqr
Article original : http://vineyardsaker.blogspot.fr/2014/02/the-geopolitics-of-ukrainian-conflict.html
Traduction : Salah pour Le Grand Soir